Lutte

author:  Tibo
5.0/5 | 1


Penché sur le bord du chemin principal, il regardait la chute avec espoir. Il connaissait la force de la démence, il la sentait en lui et la voyait en chacun. Et il savait que le soleil tremblait de naître dans le levant, pour la première fois.
L'espoir lui disait que tout pouvait advenir, que l'aurore agonisante se lèverait sur son sourire, sa foi le plongerait dans la vie, et c'est le monde entier qui l'attacherait à son corps.
Il se penchait mais ne tombait pas : des mains amicales le retenaient, des mains amoureuses le dessinaient, c'était l'union qui le maintenait, qui le maintiendrait à la fin de son chemin, quand tout en lui serait dispersé.


D'ailleurs et de partout se tressent des chemins ouverts, de ceux qui surgissent des flots destructeurs pour s'en éloigner, pour arrêter de se confondre et mieux se reconnaître.
Là, un instant de joie, une fête dans la communion – solidarité.
Là, une extase, une jouissance – consumation éphémère.
Là, partout la vie qui avance et se régénère, partout des métamorphoses et du recommencement.


*


Il avait peur. Constamment.

Les contrôles pouvait avoir lieu n'importe où. Avant, il se contentaient de quelques points stratégiques, seulement à certains moments. Mais désormais il était évident qu'il n'y avait plus aucune restrictions horaires et que la ville entière était devenue terrain de chasse. Où qu'il aille, il n'était pas en sécurité. Il avait peur. Il tremblait chaque fois qu'il voyait quelque chose qui ressemblait de près ou de loin à un uniforme, redoutant le pire.

Ils l'avaient emmené une fois. Ils l'avaient chopé à un abribus, emmené au poste, interrogé, et, après la garde à vue, ils l'avaient apporté devant une juge. Puis ils l'avaient enfermé.

Bien sûr, des gens étaient venu le voir : avocat, types de la Cimade, même des civils pendant un parloir sauvage. Leur parler. Leur donner des conseils. Savoir si tout allait bien.

Savoir si tout allait bien ? Tout n'allait pas bien. Même si certains uniformes se montraient plus humains que d'autres, ils représentaient la menace constante qui pesait sur sa tête. Les barreaux et le vide d'une vie chronométré administrativement n'était rien en comparaison de cette menace.

Il avalait les cachetons, comme tout le monde : pour ne pas devenir fou.

Au bout de quinze jours, il était retourné chez la juge. Puis il était retourné au centre. Il se souvenait du sentiment qui le possédait alors ; une colère chargée à blanc : la certitude affirmé de son innocence totale, après tout il n'était pas un criminel, et la certitude assommante que cette innocence ne valait rien au yeux de leur loi.

Ils avaient fini par le relâcher. De toute manière, ils ne pouvaient pas le renvoyer puisqu'il avait donné un faux nom et une fausse nationalité (un type qui existait vraiment, qu'il avait connu, mais qui un jour s'était fait la malle, il ne savait où précisément, ça évitait de se retrouver en taule pour usurpation d'identité, même s'il risquait d'être chartérisé en Afghanistan). Pourtant, cette liberté retrouvée était largement entravée par sa peur d'y retourner. La prochaine fois ils auraient peut-être ce qu'ils voulaient.

Il avait peur. Constamment.


*


Le sentiment de beau s'empara d'elle un court instant, mais au même moment tellement loin du cours du temps : c'était la beauté d'un paysage, la perfection de la lumière sur la vie arrogante de milliers de brins d'herbes et de leurs cohabitants, celle fragile d'une couleur vibrante dans l'atmosphère (communément appelée fleur) ou encore celle sage comme la puissance d'un arbre ; c'était la beauté d'un visage éclairé d'un sourire ; c'était la beauté de rythmes aériens ou de passions peintes ; c'était la beauté de l'abandon (communément appelée foi).

Dans son visage, il y avait tout.


*


Huit heures par jour, aux trois/huit, je crève. Huit heures par jour qui m'assomment et me laissent abrutie, abêtie, avec comme un goût de rancœur coincé dans la gorge. Huit heures par jour pour ça. Pour rien.

Huit heures par jour, aux trois/huit, pour un toit, et encore. Pas de chauffage, deux pièces pour trois. Huit heures par jour pour la bouffe, et encore. Des pâtes, du riz, quelques conserves, du chocolat premier prix pour les mômes. Huit heures par jour pour ça. Pour rien. Huit heures par jour à trimer pour crever comme un rat.

J'en viens même à envier le clodo du coin, libre de ses heures, malgré le froid, malgré la honte, malgré la manche et le pinard, libre de ne pas travailler. Sans enfants, juste un chien, chaud, vivant, qui vient se coller contre vous quand vous crachez vos regrets ou que vous tremblez dans la nuit. Jusqu'à ce qu'on retrouve votre cadavre, endormi au petit jour.

Ça va peut-être finir comme ça. Ça finira comme ça. C'est comme Agathe, ma copine Agathe qu'est au RSA depuis que le patron a délocalisé. Délocalisé. C'est vrai que les coûts de production sont bien meilleurs ailleurs, et il faut bien que d'autres, là bas, encore plus pauvres, triment eux aussi. L'usine risque de fermer. Délocalisée. Je risque de rejoindre Agathe dans la torpeur lourde du Pôle Emploi. L'usine va fermer. Délocalisée. Délocalisée. Et après ? Et après ?

Huit heures par jour, aux trois/huit pour ça. Pour finir comme ça. Huit heures par jour pour finir les yeux rivés sur un écran de télévision, le cerveau éteint, journal de TF1, le film du soir, et les impulsions électriques de la publicité qui se glissent dans l'inconscient. Huit heures par jour pour le soir, parfois, faire semblant de vivre comme tout le monde, pour les gosses, faire semblant, trop fatiguée. Ils préfèrent regarder la télévision de toute manière. Huit heures par jour, aux trois/huit, pour le soir entendre ceux que l'on nomme « hommes politiques » déblatérer sur l'économie, la crise, les banques à sauver ; s'insurger contre la fracture sociale, le déficit public, parler de solidarité et d'efforts collectifs / réformes de la SECU, réforme des retraites, réforme des 35h, réforme de l'hôpital, réforme du système éducatif, réforme de la politique de l'immigration, réforme judiciaire, réforme de l'administration publique, réforme identitaire-définissons-notre-francité / un reportage sur la neige en Bretagne, la bande annonce du dernier film lancé par les médias, une interview exclusive de Johnny Holiday, un attentat en Palestine, un virus qui traîne, deux attentats en Afghanistan, la recette exclusive du civet à la moutarde, catastrophe naturelle de l'autre côté de la planète (vingt occidentaux morts, quelques dizaines de milliers pour les autochtones,), les derniers chiffres des morts sur la route, la croissance va repartir, le dernier clip de Britney Sprears, génocide au soleil, une dernière page de publicité...

Et on me reproche de ne pas aller voter ?


*


La soupe était chaude comme il le fallait. Les regards se croisaient dans la chaleur du feu de cheminé. Là. Maintenant. Ils étaient ensemble, ils étaient vivants, ils étaient capable de tout. Là, sans dieux donc seuls maitres, la foi au ventre, maintenant, ils pouvaient tout.

Il faudrait récolter les pommes de terres le lendemain.


*


Il n'espérait plus. Ou alors dans de rares moments, quand, enfin, pour quelques minutes il se sentait libre. C'était ça, ces instants. Exister. Jouer la situation. Sortir de soi et être pleinement – tout au fond et à la surface en même temps. Rares moments. Trop rares moment. Ces moments.

(Torpeur d'un quotidien blafard. Malaise.
Angoisse.)

« Où suis-je ?
Je n'existe pas. »

Ces moments.


*


Penché sur le bord du chemin principal, il regardait la chute avec espoir. Il connaissait la force de la démence, il la sentait en lui et la voyait en chacun. Et il savait que le soleil tremblait de naître dans le levant, pour la première fois.

L'espoir disait. Oui, tout pouvait advenir : l'aurore agonisante se lèverait dans un sourire, la vie respirerait dans une lutte, un combat, un moment partagé ; dans chaque espace de liberté retrouvé, n'importe où, du squat à la rue, du campement sauvage à la préfecture, de la terre noire à l'étal du marché, et c'est le monde entier qui l'attacherait à son corps.

Il se penchait mais ne tombait pas : des mains amicales le retenaient, des mains amoureuses le dessinaient, c'était l'union qui le maintenait, qui le maintiendrait à la fin de son chemin, quand tout en lui serait dispersé. L'union qui le faisait exister.


D'ailleurs et de partout se tressent des chemins ouverts, de ceux qui surgissent du flux destructeur pour s'en éloigner, pour arrêter de se confondre et mieux se reconnaître.
Là, un instant de joie, une fête dans la communion – solidarité.
Là, une extase, une jouissance – consumation éphémère.
Là, partout, la vie qui avance et se régénère, partout des métamorphoses et du recommencement.


Une lutte. C'est ça être humain, c'est lutter et aimer.





Extrait de : Voyages



 
COMMENTS


Précision de l'auteur

Ce texte aurait sûrement plus sa place dans la prose poétique plutôt que dans la poésie (en prose ou non). Mais écrivant de plus en plus dans une forme qui ne supporte aucune restrictions, j'aime user de la prose et la confronter à la recherche esthétique, rythmique et sonore, source de toute poésie ! Je dis, narcissiquement, naïvement, encore et toujours : à bas les formes et les structures, supportons celles nécessaires à notre vie et à notre survie, utilisons-les, détournons les, aimons le langage et détestons-le, aimons la poésie et haïssons les cadres rigides instaurés bêtement - quoique joliment - en son nom, et encore parfois aujourd'hui ! Du langage, des mots ; de la vie, de la souffrance et surtout la beauté, la lutte, et l'amour ; bref la foi, en quoi que ce soit, de la vie à ce dieu monothéiste qui me laisse pantois !

Puisque je le dis, ce texte est un poème ! (Je est le plus fort, pour le meilleur - rarement -, et pour le pire - souvent.) Et d'ailleurs, qu'est-ce que cet objet littéraire serait d'autre : une nouvelle ? ; un essai ? ; de la propagande gauchiste et anarchiste d'un jeune aux idées exaltées, et, bien que sincères, tellement dégoulinantes de naïveté et de jeunesse (ça, j'avoue, pourquoi pas) ?

Bref ! Peut importe ce que ce texte est, je voulais le partager avec vous, c'est maintenant chose faite, et si quelqu'un a des récriminations, ou quoi que ce soit d'autre, je serais fort heureux de communiquer avec lui et de voir ce qu'il en ressort, peut-être à nouveau une remise en question de ma part !!!

Amicalement, amis écriverons, poètes, liserons, et toute autre apparition de langage qui cherche l'expérience esthétique et un semblant de vrai - soit-il dans l'absurde...
31.03.2010,  Tibo